"J'élève la fille de l'homme qui m'a violée"
La vérité, c'est qu'il n'y a pas de donneur de sperme, et il n'y en a jamais eu. Son père était un violeur. Je me trouve dans un territoire dangereux et inexploré, et personne ne m'a dit comment je devais gérer ça.
J'ai lu tous les livres, les blogs, les magazines publiés ces dix dernières années. Ils me disent à quel moment mon bébé devrait faire ses canines, et comment planquer des légumes dans un cheeseburger, et comment réagir quand elle pose les questions qui dérangent. Ils ne disent pas quelles sont concrètement ces questions.
Ils ne savent rien de la panique qui m'envahis quand je regarde en face le fait que j'aurais, un jour, à dire la vérité à ma fille.
Quand j'ai vu ma fille pour la première fois, c'était lors d'une échographie dans une clinique d'avortement. J'avais passé des mois à épargner assez pour y aller, et durant ces mois, je m'étais préparée aux deux possibilités de choix.
Quand j'ai vu ma fille pour la première fois, c'était lors d'une échographie dans une clinique d'avortement.
Mais c'est un sentiment vraiment étrange, de ce préparer aux deux possibilités. De sentir, d'une part, que votre corps est envahi par un horrible monstre que vous voulez voir tué, et d'autre part, de sentir que vous aimez la petite graine qui grandit à l'intérieur de vous, peu importe l'identité de celui qui l'a plantée.
Quand j'ai finalement vu l'image à la clinique, cela faisait 17 semaines et 3 jours que j'avais été violée. Et c'était ça : bien avancé dans le second trimestre, je ne pouvais pas voir un parasite qui m'envahissait après un viol. Je ne pouvais que voir un bébé. Mon bébé.
Mais je ne pouvais pas. J'ai
fondu en larme. L'échographiste tremblait. Elle m'a dit qu'elle avait rarement
entamé des procédures aussi tardivement. Quand ils le font, c'est uniquement
dans les cas de problèmes médicaux ou, pour la citer, « des situations comme la
votre ».
"Je sais
que c'est dur. Rien ne vous oblige à vivre ça. Mais rien ne vous oblige non
plus à ne pas le vivre".
"Je ne peux
pas", ais-je supplié.
"Vous ne
pouvez pas quoi : avoir un bébé ? Avorter ?"
"Ni l'un ni l'autre", ais-je sangloté, "si je garde le bébé, alors je devrais passer le reste de ma vie à partager un enfant avec l'homme qui m'a violée, et je ne serais jamais capable de regarder le bébé sans me rappeler ce qui est arrivé ce jour là. Et si je ne garde pas le bébé, alors je serais également traumatisée et je ne pourrais jamais oublier ce que j'ai vu maintenant. Je ne pourrais jamais m'empêcher de me demander quel genre de personne mon bébé aurait pu être."
Une infirmière est entrée dans
la chambre et a posé une main sur mon bras, puis un conseiller est arrivé.
Est-ce qu'on allait maintenant faire le procès de mon total craquage émotionnel
?
"Vous n'avez pas à prendre une décision maintenant, mais vous allez devoir en prendre une rapidement", m'a dit l'infirmière avec douceur.
Je suis devenue hystérique. Je
les ai suppliés de prendre la décision à ma place. Je leur ai promis que je ne
ferais rien s'ils refusaient de poursuivre la procédure, ou s'ils m'assommaient
pour me faire avorter sans mon consentement. J'avais besoin que la décision
soit entre les mains de quelqu'un d'autre, parce que je savais que quel que
soit mon choix, il me paraîtrait mauvais. Mais ils ne m'ont pas laissé cette
chance. Je regardais autour de moi, dans une pièce remplie de visages qui
attendaient que je fasse mon choix, mais aucun ne le faisait pour moi.
Finalement, en reniflant, j'ai demandé :
"Est-ce que je peux voir une autre image ?"
L'échographiste avait l'air
sérieux et inquiet quand elle a placé la sonde sur mon ventre une deuxième
fois. L'image est apparue à nouveau, et d'une manière ou d'une autre, j'ai
réussi à sourire à travers mes larmes et j'ai dit :
"Je n'arrive juste pas à comprendre comment quelque chose de si horrible a pu créer quelque chose de si magnifique".
L'échographiste a approuvé lentement. Six mois plus tard, ma fille naissait.
Je l'ai aimée, complètement, entièrement, profondément, passionnément, et inconditionnellement. Mais j'ai été la seule. Elle est née sans fanfare ni trompette. Il n'y a pas eu de fête prénatale, pas de visiteurs souriants à l'hôpital, pas de jolies décorations à la crèche. Je vivais dans une pauvreté extrême et j'essayais de remonter la pente la plus raide de mon existence. Je devais le faire par moi-même et pour elle, mais ce n'était pas facile.
Ce n'est pas exactement agréable d'avoir à choisir entre dire à vos amis que votre bébé a été conçu suite à un viol, ou les laisser penser que vous vous êtes juste faite engrosser par un inconnu qui s'est défilé après.
Indépendamment de ce qu'ils savaient, ceux qui auraient dû me soutenir m'ont jugé et fait du tort. Tout le monde donnait son avis, que je leur demande ou pas. Ils disaient que j'ai trop jeune et trop bête pour être mère. Ils disait que la vie de ma fille serait un cauchemar permanent et que c'était de ma faute parce que je l'avais obligée à naître.
Ils disaient que ma vie était foutu. Ils disaient que je ne serais jamais en mesure d'échapper à l'emprise de l'homme qui m'avait blessé. La seule chose qui mettait tout le monde d'accord c'était le fait que la naissance de ma fille était une très mauvaise chose.
Quand elle a eu deux ans, j'ai
envoyé par mail des photos à neuf de mes proches. Une seule personne a répondu,
par cette seule phrase :
"J'aimerais pouvoir te féliciter sincèrement."
Aussi horrible qu'a pu être mon expérience, ma fille n'en est pas responsable. Elle n'a pas choisi la manière dont elle a été conçue, et elle n'a pas choisi l'identité de son père. Comme moi, elle est la victime de la violence d'un autre, et elle ne peut qu'en souffrir.
Mes consœurs féministes insistent sur le droit à la santé reproductive des victimes de viol. Mais elles oublient de penser à celles d'entre nous qui ne peuvent, ou ne veulent, pas avorter. Nous sommes réduites au silence par la honte et la stigmatisation. Nous conservons un silence gêné quand les conversations sur la santé reproductive abordent l'horreur des grossesses causées par un viol. Nous nous sentons blessées et ignorées quand nos situations sont décrites comme rares ou même inexistantes.
Je mentirais si je disais que je ne vois jamais le visage de mon agresseur quand je regarde ma fille. Ces moments m'effraient. Ma plus grande peur, c'est qu'elle devienne un jour comme l'homme qui m'a violée.
J'ai passé la majorité de sa vie à répondre à des questions indiscrètes en disant qu'elle n'avait pas de père, qu'elle n'en avait jamais eu, mais chaque fois que je le dis, j'ai un nœud au ventre et je me demande pendant combien de temps je pourrais lui cacher, à elle, ce sombre et terrible secret.
Un jour, je devrais dire la vérité à ma fille. Cette vérité commence et finit par "ça n'a jamais été de ta faute".
La seule chose que j'espère, au-delà de ça, c'est d'être capable un jour de me le dire à moi même, et d'y croire.
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